La Guemara (Ketouvot 77b) nous rapporte l’anecdote suivante au sujet de Rabbi Yehochoua ben Lévi. Peu avant sa mort, il demanda à voir la place qui lui était réservée au jardin d’Eden. Le prophète Elyahou s’exclama : « Laissez donc passer ben Lévi ! » Il s’y rendit alors et vit Rabbi Chimon bar Yo’haï, assis sur treize chaises d’or pur.
Celui-ci l’interrogea : « Est-ce bien toi, ben Lévi ? » Il lui répondit par l’affirmative. Il le questionna encore : « As-tu vu un arc-en-ciel de ton vivant ? » Réponse positive. Rabbi Chimon lui dit alors : « Si c’est ainsi, tu n’es pas ben Lévi et tu n’es pas en droit d’affirmer ce que j’entends. »
Car l’arc-en-ciel est un signe de l’alliance conclue par D. selon laquelle Il ne détruira plus le monde, et s’il existe un juste parfait dans une génération, ce signe n’est pas nécessaire, explique Rachi (ad loc.). En réalité, conclut la Guemara, l’arc-en-ciel n’apparut effectivement pas dans le ciel du vivant de Rabbi Yehochoua ben Lévi, mais c’est par modestie que ce dernier voulut cacher ce fait à Rabbi Chimon en affirmant l’inverse, car l’attester serait revenu à se présenter comme le juste de sa génération.
Dans le Midrach (Beréchit Rabba 35:2), nous trouvons une anecdote similaire, mais présentant quelques variantes. Rabbi Yehochoua ben Lévi et le prophète Elyahou se heurtèrent à des difficultés de compréhension concernant l’un des enseignements de Rabbi Chimon bar Yo’haï, et décidèrent donc d’aller le questionner à ce sujet. Le prophète Elyahou pénétra alors dans la grotte de Rabbi Chimon, et celui-ci lui demanda : « Qui se trouve avec toi ? » Et de répondre : « Rabbi Yehochoua ben Lévi, le grand Sage de la génération. »
Rabbi Chimon demanda à nouveau : « A-t-on vu l’arc-en-ciel de son temps ? »
Le prophète Elyahou répondit par l’affirmative. Rabbi Chimon conclut : « S’il en est ainsi, il n’est pas digne de paraître devant moi. »
Ces écrits de nos Maîtres présentent une difficulté majeure : si aucun arc-en-ciel n’a été vu du temps de Rabbi Yehochoua ben Lévi, pourquoi celui-ci a-t-il affirmé le contraire ?
Est-on en droit de mentir pour seule cause de modestie ? En outre, l’apparition de l’arc-en-ciel correspond à un fait réel, vu et su de tous, et donc qu’on ne peut démentir (cf. Bekhorot 36a ; Roch Hachana 22b).
Enfin, qu’est-ce qui se cache derrière cette volonté de Rabbi Yehochoua ben Lévi d’être humble à tout prix, et pourquoi Rabbi Chimon l’a-t-il si fermement repoussé, refusant même de le voir ?
Proposons l’explication suivante. Il semble évident qu’à l’époque de Rabbi Chimon bar Yo’haï, on ne vit pas d’arc-en-ciel, comme l’affirment nos Maîtres (Beréchit Rabba ; Midrach Cho’her Tov, Tehilim 36, 8a ; Zohar III 15a). Car ce grand juste protégeait sa génération, comme il le souligne d’ailleurs lui-même en affirmant qu’il pouvait à lui seul « rendre l’humanité entière quitte du jugement », ou encore « sauver le monde depuis Avraham jusqu’au Machia’h » (Beréchit Rabba).
Or, on ne vit pas non plus d’arc-en-ciel du temps de Rabbi Yehochoua ben Lévi, ou plus exactement, il en apparut certes, mais ce juste protégeait si bien sa génération que ses contemporains se repentaient aussitôt après avoir commis une faute, et que ce signe réprobateur disparaissait alors aussi immédiatement. Rabbi Yehochoua ben Lévi pensait que le même phénomène se produisait à l’époque de Rabbi Chimon bar Yo’haï – à savoir l’apparition, puis la disparition presqu’immédiate d’arcs-en-ciel, par le mérite de ce juste qui suscitait le repentir de tous. Ce phénomène peut être comparé à une pluie qui tombe mais qui n’est pas ressentie par la personne abritée sous son parapluie – la pluie étant pourtant existante.
Animé d’une extrême modestie, Rabbi Yehochoua ben Lévi pensait qu’il devait cacher à Rabbi Chimon le fait que c’était lui qui protégeait sa génération, aussi lui dit-il qu’on voyait des arcs-en-ciel de son temps – ce qui n’était pas un mensonge, puisque, comme nous l’avons expliqué, ils apparaissaient pour disparaître très rapidement.
Cependant, Rabbi Chimon réfléchissait différemment : de son point de vue, affirmer un tel fait revenait à accuser le peuple juif, à souligner son manque de mérites, à l’origine de cette apparition. C’est ce qui explique qu’il refusa fermement de voir Rabbi Yehochoua, pensant que son intention était de dénoncer les enfants d’Israël. D’où le discours qu’il lui tint (cf. Rachi) : « Tu n’es pas digne », car tu diffames tes contemporains.
Dès lors, nous comprenons aussi bien les paroles de Rabbi Yehochoua que la conception de Rabbi Chimon bar Yo’haï.
Néanmoins, si un juste protège si bien sa génération que tous se repentent aussitôt après avoir commis une faute, on peut considérer qu’aucun arc-en-ciel n’a jamais apparu de son temps. Par conséquent, il n’y a pas lieu, selon Rabbi Chimon, d’être humble à l’excès, en affirmant qu’un tel signe a pu être observé dans le ciel, car on ne ferait ainsi qu’accuser le peuple juif.
Rabbi David Hanina PINTO
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